mardi 28 mars 2017

Format et supports en jeu de rôle

Avertissement : Cet article propose une réflexion autour du format et des supports en jeu de rôle. Je prends un parti-pris différent de celui qui est communément admis en critiquant le format "livre" du jeu de rôle. Mon but en prenant ce point de vue n'est pas de remettre en question ceux qui font ce choix. Mon but est de montrer que choisir un support gagne à être le résultat d'une réflexion concrète, plutôt qu'un choix par défaut. Cet article traduit un état et non pas un aboutissement de ma réflexion ; mon point de vue évoluera probablement à l'avenir.

Cet article a été inspiré par une discussion lancée par Iblitz sur le forum des Courants Alternatifs.

Vous pouvez consulter cet article au format PDF pour un meilleur confort de lecture. Vous pouvez également recevoir les prochains articles par e-mail. Mon blog ayant une faible visibilité (et je reconnais que j'écris pour être lu !), n'hésitez pas à partager l'article si vous avez apprécié son contenu.

Table des matières

Qu'est-ce qu'un format et un support ?

Au départ, le jeu de rôle, et les jeux en général, sont des oeuvres de l'esprit. L'auteur crée un jeu tout comme l'artiste conçoit une musique, une peinture ou un livre. Cette oeuvre n'existe au départ que dans la tête de l'auteur. Pour que ce jeu existe aux yeux des autres, aux yeux du public, aux yeux des joueurs, l'auteur doit ensuite inscrire cette oeuvre de l'esprit sur un support, ce qui la rend manipulable. Le support, c'est la manière dont l'auteur rend manipulable, utilisable l'oeuvre qu'il a créée. Le format, ce sont les dimensions, la forme donnée à ce support. C'est le support et son format qui transforment l'oeuvre en produit, un produit qu'on peut diffuser, qu'on peut transmettre et commercialiser.

Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales propose les définitions suivantes :

  • Support : Matériau, milieu matériel sur lequel est appliqué quelque chose. (source)
  • Format : Dimensions, forme d'un objet quelconque (source)
En jeu de rôle, traditionnellement, le support de l'oeuvre est un livre, et le format est un format A4 (21 x 29,7 cm).

Rapport à l'oeuvre dans le jeu de rôle

L'auteur de jeu de rôle considère à juste titre sa création comme une oeuvre culturelle. Il en a une image précise et il souhaite que les utilisateurs de l'oeuvre l'utilisent de manière conforme, de la manière qu'il a prévue pour le jeu. Le support "livre" traduit finalement cette volonté artistique de l'auteur : le texte permet d'expliquer, de détailler la méthode d'utilisation de l'oeuvre.

De leur côté, les joueurs achètent un produit - le jeu de rôle - dans le but de s'en servir pour créer une partie de jeu de rôle. Ils exploitent les supports du produit qu'ils ont acheté (par exemple, le livre) pour créer leur propre oeuvre. La partie de jeu de rôle, en tant que représentation théâtrale et contée, qu'elle soit scénarisée ou improvisée, est également une oeuvre culturelle. Il peut alors y avoir contradiction, dichotomie entre l'oeuvre "jeu de rôle" créée par l'auteur et l'oeuvre "partie de jeu de rôle" créée par les joueurs.

Lorsqu'on crée un jeu de rôle, quelle fonction donne-t-on aux supports et à leur format ? Les supports ont-ils pour objectif de transcrire l'oeuvre de l'auteur, ou bien leur rôle est-il de faciliter l'émergence de l'oeuvre des joueurs ?

Si l'on reprend l'exemple du livre, le livre est probablement le meilleur moyen pour transcrire l'oeuvre de l'auteur, car il lui permet de détailler, sous forme littéraire, ses attentes sur la manière d'utiliser son oeuvre. En revanche, il n'est peut-être pas le meilleur moyen pour faire émerger l'oeuvre des joueurs. Lorsque l'on compare le jeu de rôle avec le jeu de société, la différence entre les deux types de jeux est flagrante : Dans le jeu de société, les supports sont fonctionnels, ils servent à encadrer et à faciliter le jeu des joueurs. Dans le jeu de rôle, les supports sont non fonctionnels : le support "livre" ne sert pas à jouer, c'est son contenu, de manière totalement dématérialisée, qui sert à créer la partie. En jeu de rôle, la plupart des supports physiques nécessaires au jeu ne sont même pas fournis avec le jeu : Fiches de personnage à photocopier, dés et écran de MJ à acheter séparément, voire scénarios à construire ou à développer...

L'auteur de jeu de rôle utilise le support "livre" pour mieux développer, expliciter son oeuvre. Or, c'est ce même support, dont l'utilisation est dématérialisée, qui oblige les joueurs à prendre de la distance par rapport à l'oeuvre originelle, pour créer leur propre oeuvre culturelle pendant la partie.

Sur un plan personnel, je reste humble par rapport à mes créations. Bien que je considère mes jeux comme des oeuvres culturelles, je place cette considération au second plan de mes contraintes créatives. Mes jeux sont avant tout des produits destinés à favoriser l'émergence de l'oeuvre culturelle créée par les joueurs lors de la partie de jeu de rôle. Je m'efforce de proposer des supports de jeu fonctionnels pour favoriser la création de cette oeuvre culturelle, dans le paradigme proposé par le jeu.

Impact des limites techniques sur le support

Une oeuvre culturelle est limitée par son support dès lors qu'elle cherche un moyen de se diffuser, c'est à dire de se dupliquer à plusieurs exemplaires. C'est cette limite du support, cette matérialisation de l'oeuvre, qui transforme une oeuvre en produit et lui permet d'être fabriquée à plusieurs dizaines, centaines ou milliers d'exemplaires. Un jeu de rôle dématérialisé (format PDF) n'échappe pas à cette règle, puisqu'il a également un support (le document PDF) et un format (souvent, le format A4).

Le choix de privilégier le support "livre" à un autre type de support répond également à cette contrainte de transformer l'oeuvre en produit pour permettre sa diffusion :

  • Un livre est peu coûteux à produire
  • Un livre est peu coûteux à envoyer par la poste ou à transporter
  • Un livre peut se vendre en version dématérialisée
  • Un livre est assujetti à un taux de TVA de 5,5% (au lieu de 20% pour un jeu de société)
  • Un créateur de livre a le statut légal d'auteur, ce qui n'est pas le cas d'un créateur de jeu de société, par exemple
Le choix d'un auteur de privilégier un support plutôt qu'un autre peut venir, de manière inconsciente, de ces limitations techniques. Afin de faciliter la transformation de notre oeuvre en produit, nous acceptons de limiter notre créativité pour faire correspondre notre jeu à un support traditionnel. Inconsciemment, nous nous interdisons d'envisager d'autres solutions parce que nous savons que cela compliquerait, voire bloquerait l'aboutissement de notre démarche créative.

Limites du support "Livre" en jeu de rôle

Le support "livre" présente beaucoup d'avantages : facilité pour l'auteur d'expliciter la méthodologie d'utilisation de son oeuvre, simplification de la transformation de l'oeuvre en produit commercialisable... sans oublier la force de l'habitude : utiliser un support connu permet aux auteurs d'obtenir un résultat de qualité tout en gagnant du temps dans la création de l'oeuvre.

Cependant, favoriser le support "livre" implique un certain nombre de limites.

Temps d'apprentissage

Les support "livre" n'est pas fonctionnel dans le sens où il n'est pas directement utilisable lors de la partie. Il impose aux joueurs un temps d'apprentissage long : les joueurs - ou au moins l'un d'eux, le MJ - doivent lire le livre puis en extraire les informations utiles à la création de la partie. Il semble difficile de proposer des jeux clés-en-main, comme peuvent l'être les jeux de société, avec seulement un support "livre". Même des jeux simples et voulus clé-en-main, comme les jeux du Grümph (Dragon de poche, Nanochrome...), nécessitent un temps de lecture et d'apprentissage de l'ordre de plusieurs heures.

En choisissant systématiquement le support "livre", le jeu de rôle devient élitiste et il se coupe du grand public. Il s'adresse uniquement à la catégorie de population qui accepte un temps d'apprentissage et de préparation de partie long, voire plus long que la partie elle-même. Cet élitisme est souvent assumé ("le jeu de rôle se mérite"), et c'est un argument recevable. A titre personnel, j'ai envie que le jeu de rôle soit plus accessible. Pour cette raison, je travaille beaucoup sur la création de jeux clés-en-main et faciles d'accès. Pour cette raison, je me détache du support "livre" pour essayer de trouver d'autres solutions inspirées du jeu de société.

Standardisation des jeux

Le support "livre", par sa facilité de mise en place (voir le paragraphe "Impact des limites techniques sur le support"), génère une standardisation des jeux. Quasiment tous les jeux ont un format et un aspect "livre". Malgré la richesse propre au jeu de rôle, ne pas explorer d'autres formats, d'autres supports, empêche probablement l'émergence d'autres manières de jouer au jeu de rôle. On peut penser à des jeux intégralement clés-en-main, à des jeux plus courts, à des jeux hybrides mêlant jeu de rôle et jeu vidéo, ou jeu de rôle et jeu de société.

Prenons l'exemple du jeu "S'échapper des Faubourgs" de Thomas Munier, dont la Rose des Vents structure la partie. Cette structure se fait au détriment d'une certaine liberté d'action des joueurs, mais permet d'explorer une thématique et une ambiance fortes. Elle permet l'émergence d'une nouvelle manière de jouer au jeu de rôle.

Prenons également l'exemple du jeu "Les lames du Cardinal", dans lequel un jeu de cartes spécifique remplace les jets de dés. Ce support de jeu particulier permet de proposer une nouvelle manière de gérer les combats, en instaurant de la tactique au sein même de la fiction.

Problème des règles induites

Le support "Livre" n'est pas un support de jeu dans le sens où il n'est pas utilisé en tant que support pour jouer pendant la partie. Il s'agit d'un recueil d'informations utiles à la partie, informations que les joueurs (et notamment le MJ) sont tenus d'extraire du support, pour les réinjecter ensuite dans le cadre qu'ils ont créé pour leur partie de jeu de rôle. Cette action de dématérialisation du support "livre" est une étape supplémentaire de mise en place du jeu. Cette étape n'est pas forcément expliquée aux joueurs dans le livre.

Dans un jeu de société, les règles sont là pour expliquer comment utiliser les différents supports de jeu : plateau, cartes à jouer, jets de dés... L'interprétation est minime et la lecture des règles permet de comprendre le fonctionnement du jeu en moins d'une heure. Dans un jeu de rôle, expliquer en détails comment créer une partie est extrêmement complexe. Bien souvent, l'auteur considère comme "allant de soi" un certain nombre de règles, par exemple, le rôle du MJ pendant la partie, ou bien l'existence d'un contrat social qui détermine comment se comporter pendant la partie.

Toutes ces règles nécessitent en réalité un apprentissage, un apprentissage transmis de manière indirecte et parfois inconsciente, par cooptation : un joueur plus expérimenté, souvent le MJ, forme des joueurs inexpérimentés au jeu de rôle en leur expliquant comment se comporter, ce qu'ils ont le droit ou non de faire.

L'existence de ces règles induites est liée à la complexité d'un jeu de rôle. Elle est entretenue par le support livre et par l'extrême richesse des informations contenues dans un tel support. Ces règles induites entretiennent l'élitisme du jeu de rôle car elles imposent un apprentissage par cooptation : il est très difficile à un groupe de joueurs totalement novices, d'apprendre à jouer au jeu de rôle sans quelqu'un d'expérimenté pour les guider.

Des supports de jeu plus en connexion avec la partie de jeu de rôle, guideraient probablement mieux les joueurs dans la prise en main des règles du jeu. Cela se ferait probablement au détriment de la richesse de contenu proposée par le livre de jeu de rôle. Cela ne se ferait en revanche pas forcément au détriment de la richesse de la partie jouée par les joueurs. Pour mieux encadrer et enrichir l'oeuvre culturelle créée par les joueurs pendant la partie, il faudrait alors envisager d'appauvrir l'oeuvre culturelle créée par l'auteur.

Adéquation entre oeuvre et format

Le format d'un jeu de rôle est sensé s'adapter à l'usage qui en est fait. Ce qui revient à dire que pour choisir le format et les supports de son jeu de rôle, il faut d'abord définir quel jeu de rôle on va créer : Un jeu clé-en-main (prêt à jouer), une boîte à outils destinée au MJ (système de règles générique assorti ou non d'un cadre de jeu), un cadre de jeu complet (univers fictif présenté de manière encyclopédique)...

Un jeu clé-en-main privilégiera la jouabilité : le jeu est facilement transportable (format de poche), rapide à lire (quantité de contenu textuel réduite), les illustrations sont secondaires et le jeu est donc en noir et blanc. C'est le cas par exemple de Dragon de poche ou Nanochrome (Le Grümph). Un jeu clé-en-main peut également proposer des supports de jeu hérités du jeu de société (par exemple : Zombie Cinéma d'Eero Tuovinien), ainsi que des fiches de personnages clés-en-main, pré-imprimées au format "fiche".

Une boîte à outils destinée au MJ pourra proposer un système de fiches cartonnées thématiques au format A5, avec des règles du jeu modulaires, utilisables séparément ou combinables en fonction des besoins du MJ pendant la partie. On peut également envisager un système de cartes à jouer combinables.

Un jeu de rôle à univers encyclopédique très détaillé privilégiera probablement un support "livre" classique, meilleur moyen pour intégrer un grand nombre d'informations dans un jeu de rôle.

Ce qui serait critiquable dans le choix du support, ce ne serait donc pas tant l'adéquation entre le support "livre" et l'univers encyclopédique, mais plutôt de proposer uniquement ce type de jeu de rôle au détriment d'autres types de jeux (comme les jeux clé-en-main). La question se poserait alors du "pourquoi" : Plus grande facilité de mise en oeuvre ? Coûts réduits ? La force de l'habitude ? Meilleure correspondance entre l'oeuvre et les attentes des consommateurs ? Probablement un peu de toutes ces raisons.

Le jeu de rôle, objet de collection

Les joueurs de jeu de rôle ont vieilli, trouvé un boulot, fondé une famille, et leur pouvoir d'achat a augmenté proportionnellement à la diminution de leur temps libre. Les techniques d'impression se sont améliorées, les coûts d'impression ont diminué. L'offre en jeu de rôle s'est accrue, augmentant la concurrence entre les éditeurs. Peu à peu, les standards de qualité non plus seulement des jeux, mais aussi de leurs supports physiques (le livre), ont été revus à la hausse. La couverture cartonnée, la reliure cousue, le format A4, les nombreuses illustrations en couleur, le maquettage graphique, autant d'éléments qui sont devenus des arguments commerciaux quasi-incontournables. Pour mettre en valeur un aussi beau support, il est devenu nécessaire de fournir une quantité de contenu conséquente de l'ordre de plusieurs centaines de pages. La taille et l'épaisseur du livre sont des arguments de poids (au sens propre comme au sens figuré) que le consommateur peut constater immédiatement et sans controverse possible.

Le bel objet est devenu un argument de vente et le jeu de rôle n'est plus désormais seulement un objet à jouer, c'est également un objet à lire, un objet de collection. La richesse et l'originalité de l'univers, la mise en images de cet univers sont devenus aussi importants que la capacité du jeu à générer des situations de jeu intéressantes et fonctionnelles.

Le développement du livre-objet signifie la mise en avant de l'oeuvre culturelle de l'auteur. Cette mise en avant de l'oeuvre "auteur" se fait-elle au détriment de la capacité du jeu à faciliter l'émergence de l'oeuvre "joueurs", de l'histoire créée et vécue par le groupe de joueurs pendant la partie ? Un livre-objet de collection peut-il également être un bon livre-manuel de jeu ? Les deux ne sont pas forcément contradictoires mais l'auteur gagne à se poser la question.

Conclusion

En conclusion, je dirai que je n'ai fait qu'effleurer un vaste sujet. A défaut de pouvoir faire une synthèse des questions de supports en jeu de rôle, je me suis contenté de dresser une liste de points qui m'ont particulièrement marqué ou fait réfléchir ces derniers mois. J'invite mes lecteurs à m'indiquer en commentaires des sources sur le sujet, ou leurs propres articles en réponse au mien. J'intègrerai en compléments de mon article les liens que je trouverai - à titre personnel - les plus pertinents.

samedi 11 février 2017

Jeu, culture et Divertissement

Le Divertissement est souvent perçu comme une activité amusante et innovante, alors que la Culture serait une activité ennuyeuse et formaliste. Cette distinction est-elle pertinente ? Le jeu est-il seulement un produit de divertissement ? La culture peut-elle être amusante ? Divertissement et culture sont-ils complémentaires ou entrent-ils forcément en compétition ? Je vais tenter de répondre à ces questions à travers l'exemple du jeu.

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Avertissement : Cet article n'est pas un article scientifique, malgré tout le soin que j'apporte à sa rédaction. Son seul objectif est de proposer des pistes de réflexion. Je vous invite à me faire part en commentaires des données qui pourraient corroborer ou infirmer mes hypothèses.

Table des matières

Définitions

Commençons comme à l'accoutumée par des définitions, afin que vous compreniez de quoi je parle dans la suite de l'article.

Divertissement

Selon Wikipedia : activité qui permet aux hommes d'occuper leur temps libre en s'amusant et de se détourner ainsi de leurs préoccupations. (source)

Selon le CNRTL : Action de se divertir, ensemble des choses qui distraient, occupent agréablement le temps. (source)

Selon le philosophe Pascal : Occupation, ensemble de données qui détourne l'Homme de l'essentiel et l'éloigne des problèmes propres à sa condition. (source)

Culture

Selon l'UNESCO : Dans son sens le plus large, la culture peut aujourd’hui être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels, matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts, les lettres et les sciences, les modes de vie, les lois, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. (source)

Selon le CNRTL :

  • Fructification des dons naturels permettant à l'homme de s'élever au-dessus de sa condition initiale et d'accéder individuellement ou collectivement à un état supérieur
  • Ensemble des moyens mis en œuvre par l'homme pour augmenter ses connaissances, développer et améliorer les facultés de son esprit, notamment le jugement et le goût.
  • Travail assidu et méthodique (collectif ou individuel) qui tend à élever un être humain au-dessus de l'état de nature, à développer ses qualités, à pallier ses manques, à favoriser l'éclosion harmonieuse de sa personnalité.
(source)

Choc des définitions

Le divertissement est donc une activité qui sert à occuper le temps, à se vider l'esprit, qui détourne l'homme de ses préoccupations. Au contraire, la culture est une activité qui définit une appartenance sociale, qui comble un manque, qui permet de se réaliser et de s'améliorer par l'acquisition de compétences et de qualités.

Le divertissement est une activité par le vide, alors que la culture est une activité par l'ajout.

Différences entre culture et divertissement

Le divertissement est devenu un élément majeur de notre société. Il prend diverses formes : Télévision, jeux vidéos, jeux de société, réseaux sociaux, activités sportives... Les français passent en moyenne 3h45 par personne et par jour devant la télévision (source).

Le divertissement est populaire : il est omniprésent, il ne nécessite aucun effort, aucune compétence ni aucun apprentissage, il est souvent gratuit ou peu coûteux.

La Culture de son côté, est souvent considérée comme élitiste : elle est coûteuse, elle nécessite un effort, et bien souvent un apprentissage pour être appréciée à sa juste valeur.

Le divertissement a pour but de vider l'esprit alors que la culture a pour objectif de le remplir.

Dans la société de consommation qui est la nôtre, les entreprises l'ont bien compris : Le divertissement est moins coûteux à produire que la culture, beaucoup plus facile à vendre car plus universel. Il répond à un besoin immédiat peu exigeant qu'on satisfait donc en priorité lorsqu'est venu le moment de dépenser de l'argent.

Le divertissement détruit la culture

Notre système économique actuel est basé sur la compétivité. Il s'axe sur la satisfaction du grand nombre plutôt que sur l'enthousiasme d'une minorité, car la compétitivité passe par le volume de vente, par le nombre d'unités produites et vendues par l'entreprise. Un loisir de divertissement (par exemple : une émission de télé-réalité) sera toujours moins coûteux à produire, au prorata du nombre de spectateurs, qu'un reportage sur le patrimoine culturel. Cette recherche du grand nombre, ce lissage des attentes, permet l'augmentation des budgets publicitaires qui contribuent à leur tour à augmenter le volume de vente.

Lorsqu'un produit de divertissement utilise la publicité pour se donner une image de produit culturel, lorsque le neuromarketing (voir cette conférence) utilise les failles de notre cerveau pour nous influencer, pour nous modeler selon les attentes des grandes entreprises, il n'y a plus de place pour les véritables produits culturels, délaissés au profit de produits plus faciles, plus abordables, ou tout simplement plus disponibles sur le marché. La guerre de l'image et de la visibilité est lancée, et elle se fait l'écho d'une standardisation. Une standardisation dont les créateurs de contenu sont les grands perdants : un auteur de jeux de société touche en moyenne 3% du prix final du jeu, un auteur de romans 8 à 12%.

Le constat est : La création de contenus originaux et innovants n'a plus les moyens de se valoriser par rapport aux produits de divertissement plus standardisés : Absence de visibilité, coûts de développement supérieurs, noyautage du marché par une standardisation du système commercial.

Le divertissement est addictif

Ainsi que le disaient les romains : "Panem et circenses", du pain et des jeux. Le divertissement est devenu le nouveau palliatif moderne, le moyen de supporter sa vie à défaut de s'accomplir. Vous haïssez votre métier ? Vous y survivez grâce à vos 4 heures de divertissement hebdomadaires, plutôt que de consacrer ce temps précieux à la recherche d'un nouvel emploi. Vous êtes malheureux ? Rien ne vaut le dernier jeu à la mode plutôt qu'une séance chez le psychologue.

Chaque jour, le divertissement vous permet de vider votre esprit de tous les problèmes que vous refusez d'affronter. Vous éludez et vous oubliez. Un esprit humain ne peut cependant pas s'empêcher de se remplir, et la cause de vos problèmes n'a pas disparu après 4 heures de reportages américains sur une chaîne de la TNT. Plus vous videz votre esprit, et plus facilement il se comble de vos problèmes quotidiens. Plus facilement il se comble, et plus vous devenez accro au bien-être ressenti lorsqu'il se vide. Vous voilà drogué aux divertissements ! Ils deviennent votre seule bouée de sauvetage, mais aussi l'artisan de votre malheur : ils ne résolvent rien. Et vous stagnez !

La culture, au contraire, vous nourrit, vous fait évoluer, vous épanouit, elle renforce votre sentiment d'appartenance à un groupe ou à une société, elle vous connecte avec ceux dont vous partagez les références culturelles. En remplissant votre cerveau de bonnes choses, elle empêche les idées noires et les problèmes de s'immiscer dans votre cerveau : il n'y a tout simplement plus assez de place pour la déprime, et cela vous permet de relativiser, de voir les choses positivement et d'être en capacité de faire évoluer ce qui ne vous convient pas.

Certes, la culture demande un investissement supérieur au divertissement, ainsi que nous l'avons vu dans la partie précédente. Cela confirme l'adage économique : Sans investissement, pas de bénéfice !

Qu'attendez-vous pour investir ?

Le jeu : produit de divertissement !

Le jeu peut être perçu négativement, comme un produit de divertissement qui serait aliénant par nature, en déconnectant les joueurs de leur environnement et en les plongeant dans un monde virtuel et immature.

Il suffit de se plonger dans les rayons d'une grande-surface pour se convaincre du bien-fondé de ce constat : Le jeu est bel et bien un outil de divertissement. Qu'il s'agisse de jeux à gratter, de jeux vidéo "casual" en free-to-play, de jeux de société "à boire", de type "quizz" ou "apéros", les exemples ne manquent pas de jeux simples, produits en Chine à des centaines de milliers d'exemplaires, ne nécessitant strictement aucun investissement émotionnel, aucun apprentissage, aucune réflexion. Ces jeux se vendent à grands coups de marketing et de publicité. Ils répondent à un unique besoin, un unique objectif : s'amuser, se vider la tête sans "prise de tête". Ou pire, ils correspondent à un acte compulsif d'achat, produits à courte durée de vie, bien vite remisés au placard.

La particularité du jeu est qu'il est souvent acheté pour quelqu'un d'autre, enfants, petits enfants ou amis, pour un anniversaire ou un 25 décembre. L'acheteur n'est alors pas connaisseur du produit ; il ne ne se renseigne pas sur la valeur culturelle, éducative, écologique ou citoyenne du produit, il ne juge pas sur la qualité du matériel. Il choisit d'après la publicité, d'après les effets de mode, d'après la beauté de l'emballage, d'après la liste de Noël de son gamin, lui-même influencé par les programmes télévisés et les cours d'école. Il est en somme le consommateur parfait : celui qui choisit en toute ignorance et subit donc au maximum l'influence du marketing. Dans un contexte de méconnaissance totale du produit, un produit de divertissement est toujours moins cher, plus simple à comprendre, plus facile d'accès, plus normé et donc privilégié par rapport à un produit culturel.

Le jeu : produit culturel ?

Le jeu prend une place de plus en plus importante dans notre vie. Dans les années 80, les adolescents se sont mis à jouer en grand nombre. Jeux vidéo, jeux de rôle, jeux de société, les supports ludiques se sont multipliés et les jeux se sont complexifiés. Cette tendance a pu être perçue négativement par la France réactionnaire : Dans le milieu des années 90, plusieurs reportages tentèrent de faire passer le jeu de rôle pour une pratique sataniste et dangereuse, faits divers, suppositions et autres recoupements douteux à l'appui. Il n'y a pas si longtemps, des reportages présentaient le jeu vidéo comme une activité qui rend asocial et violent.

Le jeu a beaucoup évolué en 40 ans. Le public a vieilli et s'est élevé socialement. Les adolescents d'hier sont devenus des chefs d'entreprise, des pères et mères de famille, des élus locaux. Tout le monde s'accorde (opinion que je ne partage pas) pour affirmer que les adolescents sont bêtes (toujours plus bêtes à chaque génération !), influençables et décadents. Il est plus difficile de s'en prendre à des adultes responsables qui continuent à jouer après 40 ans et font jouer leurs enfants. Jouer était hier une abomination ; c'est maintenant devenu la norme.

En vieillissant, le jeu a drastiquement changé. Il s'est forgé une histoire, avec son lot d'anecdotes, de souvenirs nostalgiques, de scandales et d'évènements marquants. La qualité des jeux s'est améliorée, chaque génération de créateurs s'appuyant sur les innovations précédentes pour développer des produits toujours plus performants. Le jeu s'est érigé en science, avec des colloques à l'université, en tant que pratique éducative, avec des articles scientifiques ou encore des groupes d'études universitaires. Les joueurs se sont créés une culture commune, avec son vocabulaire, ses références, ses réflexions théoriques et ses anecdotes.

Le jeu peut être culturel par sa nature même, mais aussi par la nature des sujets qu'il choisit d'aborder. Le jeu de rôle et le jeu vidéo choisissent de plus en plus de mettre en avant des enjeux sociétaux, des dilemmes moraux ou encore des connaissances historiques et scientifiques. Pour le jeu de rôle, citons les jeux des Ateliers Imaginaires ; pour le jeu vidéo, on peut penser à Papers, Please ou à Kerbal Space Program. Le jeu de société, quant à lui, est un peu à la traîne dans le choix d'intégrer un contenu dépassant des mécaniques de jeu et une ambiance globale.

Le niveau de complexité, de richesse et de diversité atteint par les jeux, les multiples lectures que permettent certains d'entre eux, en font très clairement des produits culturels qui n'ont pas à pâlir devant les oeuvres cinématographiques, littéraires et musicales.

Allier divertissement et culture dans l'approche ludique

Depuis le début de l'article, j'oppose le divertissement et la culture. Depuis le début de l'article, je clame ma haine du divertissement, un outil aliénant destiné à abrutir et asservir les masses. J'ai choisi de développer ma réflexion sous cet angle car je pense sincèrement que le divertissement est utilisé à mauvais escient dans notre société. Je pense sincèrement qu'il dessert les intérêts de ses utilisateurs.

Le divertissement n'est pas pour autant une mauvaise chose en soi. Se vider la tête, oublier ses problèmes, est nécessaire pour avoir une approche constructive. Si vous ne parvenez pas à évacuer vos soucis, il y a fort à parier que vous ne serez pas dans de bonnes dispositions pour faire quoi que ce soit d'autre. Il est important que vous puissiez relativiser, afin de consacrer votre temps à autre chose qu'à vous morfondre. Le divertissement vous amuse, il vous divertit, il vous vide la tête : il vous met en position parfaite pour recevoir. La question est : recevoir quoi ?

De la culture, pardi ! Et c'est en cela que le divertissement et la culture sont loin d'être contradictoires. Le divertissement vous met en position de recevoir ce que la culture vous propose. La culture, quant à elle, rend votre expérience unique, enrichissante, elle vous donne un sentiment de satisfaction, d'accomplissement et de fierté.

Pour conclure, je me permets de vous donner un exemple très personnel : je suis l'auteur d'un jeu de société coopératif et culturel sur l'archéologie. J'ai testé ce jeu (pas encore commercialisé) assez largement (plus de 80 testeurs) pour que j'affirme ce qui suit. Le jeu permet très clairement de s'amuser : les joueurs ont des objectifs à accomplir avant la fin du temps imparti. Le jeu s'appuie sur l'imprévu, sur la curiosité, sur la stratégie collective et sur les options tactiques pour susciter du plaisir, du divertissement chez les joueurs. Il permet également d'apprendre l'archéologie, ses méthodes, ses sites, ses périodes et ses objets, tout en incitant au calcul combinatoire. Il est la preuve que divertissement et culture peuvent se compléter harmonieusement, au prix d'une expertise multidisciplinaire, de réflexions poussées et d'un important travail de développement.

J'ose espérer que peu à peu, le jeu deviendra un produit culturel et qu'il sera reconnu à sa juste valeur. J'ose espérer que peu à peu, les jeux allieront de plus en plus le divertissement et la culture. Reste à savoir si les consommateurs seront eux aussi sensibles à cette démarche. Chers consommateurs, vos actes d'achat sont des actes militants. Vos achats définissent ce qui se vend et donc ce qu'on vous propose.

Bonus : Les jeux sérieux

J'ai donné des exemples de jeux divertissants qui ne sont pas des jeux culturels. Il existe également des jeux culturels qui sont peu ou pas divertissants. Les jeux sérieux (serious games en anglais) sont des jeux dont le but principal n'est pas le divertissement. Ces jeux peuvent servir des intérêts commerciaux (faire la publicité d'un produit) ou des intérêts éducatifs (apprendre de manière "amusante"). La plupart des jeux sérieux sont des jeux vidéos. Utiliser le jeu comme support pédagogique est une très bonne idée, car le jeu permet d'apprendre autrement, d'attirer l'attention de l'élève, de l'inciter à s'intéresser à l'apprentissage proposé.

Cependant, la plupart des jeux sérieux existants que j'ai testés se heurtent à la problématique de l'interdisciplinarité. Créer un jeu sérieux nécessite de nombreuses compétences : développement informatique, connaissances dans le domaine d'apprentissage du jeu, méthodologie pédagogique, et game-design (conception de jeux).

Dans un jeu sérieux, le game-design est souvent beaucoup moins travaillé que les trois autres aspects. Les systèmes de quizz et autres jeux de l'oie sont légions. L'une des raisons peut en être la récenteté de la discipline ludique : peu de personnes sont formées à la conception de jeux. Une autre raison est peut-être liée à l'image encore négative du jeu, ce qui tendrait à le faire considérer comme l'aspect le moins important d'un jeu sérieux. Une autre raison peut être sociétale, liée à cette rupture entre culture et divertissement, qui tendrait à faire croire qu'ajouter du divertissement impose de retirer du culturel. Une dernière raison, enfin, peut être simplement liée à une question de temps de développement : créer des mécaniques de jeu amusantes prend plus de temps que de laisser l'aspect ludique du jeu au second plan. Et le temps, c'est de l'argent.

Je m'intéresse beaucoup aux jeux sérieux et ils mériteraient un article à part entière. Je pense qu'il est possible de renforcer l'aspect ludique d'un jeu sérieux sans pour autant nuire à son aspect pédagogique. Je pense que, comme les jeux traditionnels qui ont beaucoup évolué en 40 ans, les jeux sérieux seront amenés à développer de nouvelles méthodes pour équilibrer les aspects ludique/divertissant et éducatif/culturel.

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